« Tout ce dont je me souviens des cinq premières années de ma vie c'est une chaise, un lit, une table, le visage de ma mère, une porte noire et un petit bout de ciel bleu. »

Sydney et sa mère ont été abandonnées. Enfin, la mère de Sydney a été abandonnée puisque tous ignoraient jusqu'à l'existence de la petite fille. Et pas tellement abandonnée, puisqu'Antoine Carlo n'avait pas véritablement été en couple avec elle. Bref, ils ont vécu ensemble et puis un jour, comme d'habitude, Antoine était parti laissant cette pauvre femme avec elle-même.
La mère de Sydney était, et est sûrement encore, folle. L'abandon d'Antoine et sa grossesse surprise ne fit qu'empirer un état mental fragile pour aller vers la grave pathologie. Laquelle ? Sydney n'en a aucune idée ? Sa mère, elle ne s'en souvient pas tant que ça. Elle a presque tout oublié, en vérité, de ces cinq années où elle a été enfermée dans la cave de la maison, nourrie, lavée, bercée, contrôlée par sa mère qui passait un temps fou à expliquer à son petit trésor que dehors tout est laid, tout est sale, tout est triste et qu'il faut qu'elle reste là, toujours, en sécurité. Sydney, elle, ne comprenait même pas de quoi elle parlait et passait son temps libre à observer le ciel qu'elle apercevait de la lucarne de sa prison. Un ciel si beau qu'il l'empêcha de croire que le monde extérieur était si mauvais. Un ciel qui la sauva de la folie de sa mère pour la faire tomber dans une autre névrose.

Et puis, à ses cinq ans, la mère de Sydney oublia de fermer la porte de la cave. Sydney sortit. Sydney fut découverte par la voisine. On découvrit que cette étrange femme ne vivait pas seule, finalement. Cela fit grand bruit. La mère fut arrêtée. Internée. Et on appela Antoine Carlo pour le prévenir que la fille dont il ignorait jusque là jusqu'à l'existence était orpheline et avait besoin de lui. Antoine, pour une fois, n'avait pas fui à la première difficulté. Le vagabond coureur de jupons s'était arrêté dans un petit village de Bretagne, près de la mer, dans les Côtes d'Armor, avait trouvé une femme blonde de dix ans plus jeune, Émilie, avec qui il avait eu Paul et Maeva, de quatre et deux ans. Antoine en parla à sa femme. Sa femme en parla aux enfants. Les enfants dirent qu'ils voulaient une grande sœur. On dit oui, et Sydney déménagea.
Durant les premières semaines, la petite fille resta presque muette face à cette nouvelle famille. Elle observait un monde dont elle ignorait tout. Elle découvrait que le monde était loin d'être habité par des monstres. Elle découvrit aussi que le monde n'était pas que du ciel. Et puis, quand elle eu bien compris, elle commença à ressembler à une petite fille normale souriante et exubérante, une grande sœur éclatante qui, après avoir appris les jeux de ses nouveaux frères et sœurs, devint leur leader. Malgré son problème avec l'autorité et le sens commun du tabou, elle était adorable, curieuse de tout, tactile, aimante, intelligente et personne ne pensa à la séparer des enfants.
Et puis un jour, au bout de neuf ans, Émilie commença à se dire que quelque chose clochait avec cette petite. Elle se rendit compte qu'à part cette exubérance et ce sourire, elle ne connaissait pas cette fille qui ne ressemblait vraiment pas à une adolescente. Elle se rendit compte qu'elle avait toujours été trop indépendante pour une si jeune enfant. Et qu'elle avait peut-être eu tord d'accepter de prendre en charge la fille d'une folle et surtout de la laisser s'approcher autant de ses enfants. Tout commença avec les paroles innocentes d'une petite fille de 11 ans :
« Maman maman ! C'est vrai que le ciel il voit tout, il sait tout, il entend tout et nous aime tous sans distinction ? »

Pendant un an, Émilie essaya de sauver ses enfants et de calmer Sydney. De lui faire comprendre que tout cela c'était mignon chez un enfant mais, à 14ans, il faut arrêter avec les amis imaginaires. Elle se retrouva face à un mur, à un regard profondément sérieux et à un sourire méprisant. Chaque jour devint un combat contre l'adolescente, à essayer de la comprendre, à essayer de la soigner, ou au moins à essayer de la faire taire. Émilie était seule contre ce qui devint peu à peu un monstre à ses yeux. Cela faisait longtemps qu'Antoine la trompait et que, s'il n'avait pas quitté la maison, il restait un peu trop à son bureau pour que cela soit honnête. Elle le supporta un an. Et puis un soir, elle réussit à attraper son mari et lui fit comprendre que c'était la folle ou elle. S'il n'abandonnait pas ce monstre à l'asile ou dans la rue, elle partait avec les enfants et ne reviendrait pas. Dommage, Antoine était totalement gaga de sa fille les rares jours où il restait à la maison. Il refusa d'abandonner la jeune fille de quinze ans. Émilie, Paul et Maéva restèrent dans la grande maison de Bretagne et Antoine et Sydney partirent. Ils allèrent à Paris. Ils quittèrent le ciel immense et caractériel de Bretagne pour aller à la rencontre du ciel bas de la capitale, à peine visible entre les immeubles.

A Paris, Sydney commença à dépérir. Elle avait toujours été une enfant de la campagne, de la nature, des grands espaces, de la mer et de la solitude. Sa claustrophobie latente éclata dans cet environnement restreint et étouffant. Sa première véritable crise eut lieu lorsqu'Antoine voulu lui expliquer le fonctionnement du métro. Après avoir assisté au spectacle de sa petite fille chérie commençant une crise d'angoisse où elle avait murmuré tout du long des phrases inintelligibles où le mot « ciel » apparaissait de manière répétitive, M. Carlo décida de lui apprendre à utiliser le bus. C'est dans le bus que Sydney apprit l'existence du Rabbit Game. Tout ce qui comportait le mot « jeu » avait une saveur particulière à ses yeux, alors elle s'y inscrivit et y passa un temps fou. Cela fait à présent deux ans que Sky est née et elle ne compte pas perdre contre vous.